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Critiques d'Art

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James Saurel ou la peinture en croix

 

Tlemcen, ville du sud algérien. Ce nom peut faire rêver. Pour Jame Saurel, qui partage avec Albert Camus, la nostalgie de l’Algérie, le souvenir de sa maison natale, avec un mûrier, en face de la mosquée, où il vécut jusqu’à l’âge de quatre ans, est celui du paradis perdu.Il y eut le départ pour Oran où son père était appelé à des responsabilités, puis l’exil définitif du pays natal à 13 ans.

 

D’où venons-nous, qui sommes-nous, où allons-nous… reprenant l’interrogation du célèbre tableau de Gauguin, Saurel emprunte la même voie, celle de l’artiste taraudé par la question du sens de la vie ; lui dont la quête picturale est indissociable de la quête de ses racines, lui qui se sent parfois « spectateur » quand il est ailleurs, c’est-à-dire nulle part. Mostaganem, Rivoli, Tizi-Ouzou…. Ce sont ses îles Marquises à lui, d’autres noms qui chantent dans la mémoire de Jame Saurel qui égrène dans la solitude de la nuit le souvenir d’une odeur, d’une fenêtre ou d’un balcon. Arraché trop tôt à la moiteur et à la senteur à cette terre de Sienne, depuis toujours, depuis le jour où il a pris un pinceau, il cherche la couleur, la matière de ces paysages qui ont bercé son enfance en Algérie, d’abord, puis son adolescence au pays basque où il passe ses vacances.

 

Sur ses années d’exil et ses débuts en France, il reste pudique et ne s’étend pas sur l’accueil fait à la famille déracinée à Bordeaux ville drapée dans les certitudes bourgeoises.

Les difficultés matérielles, les ennuis de santé de son père…tout concourt à forger le caractère du jeune artiste en herbe, car dès l’âge de 15 ans, il commence à peindre, habité par ce besoin, cette nécessité vitale. Ce n’est pas un hasard si son activité artistique débute peu de temps après son départ d’Algérie. Déraciné, il tente d’écrire son histoire et de laisser sa trace. « mon écriture c’est la peinture » aime-t-il répéter ; Albert Camus raconte la mère et la lumière avec des mots ; Jame Saurel évoque le père absent et les maux de la vie dans un combat avec la matière.

 

Il a 17 ans lorsque sa première œuvre, un bouquet de fleurs « abstrait » -il aime à le préciser- est remarqué et exposé dans un salon à Poitiers. Mais il lui faut « oublier » un temps la peinture, pour vivre ou plutôt survivre dans une famille nombreuse. Les études ne vont pas de soi. Il travaille pour se les payer. Très tôt, il connaît sa vocation, la médecine, car « rien de ce qui est humain ne lui est étranger ». Et l’humain, il le conjugue dans sa peinture et dans son activité, sans qu’il soit nécessaire de choisir car l’un nourrit l’autre. De la même façon qu’il travaillait de jour pour étudier de nuit, Jame Saurel professe la recherche médicale de jour et…peint la nuit, ce sont ses deux sacerdoces. Est-ce pour cela que ses toiles sont baignées d’une lumière si particulière ? Il est en tout cas conseillé à l’amateur de les regarder à la lumière artificielle autant qu’à celle du jour : il aura peut-être la surprise de découvrir deux œuvres en une, car, tel Janus, cet artiste pratique l’art du double, voire du multiple. « J’ai toujours fait plusieurs choses à la fois » confesse-t-il. Pour autant, son cheminement n’est pas celui d’un dilettante. Tout au contraire. Il s’engage avec passion et véhémence et n’a pas peur d’afficher ses convictions, ses doutes et ses tâtonnements. Etre artiste, est-ce être chercheur inlassable et créateur inclassable ?

 

La matière, couture de l’âme, cisèle le temps et, manière ineffable, cicatrise tout. Jame Saurel se soigne lui-même avant les autres. Il lui faut partir sans cesse à la recherche de cette fenêtre ouverte sur sa vie en devenir, symbolisée par les carrés qui flottent dans ses compositions. Depuis son enfance, il doit affronter la maladie et la mort, à laquelle il est confronté très tôt. Dans ses toiles, les plans glissent, faussement immobiles, puis la géométrie des formes se nimbe de mystères, lorsque apparaît le visage ou le corps, d’une présence humaine de moins en moins fugitive, au milieu d’un labyrinthe de carrés et de rectangles. D’étranges croix jalonnent sa route picturale. Tel Fernando Pessoa, Jame Saurel est habité par « l’intranquillité » de l’être. Il n’erre pas dans les dédales de la ville blanche mais dans sa mémoire et il convoque en permanence ceux qu’il a aimés et qui ont disparu. Et Lisbonne n’est pas si loin d’Alger. Cette musique le nargue et chuchote : « sois sage, ô ma douleur » ; alors il invoque ses dieux de la peinture, Nicolas de Staël, Poliakoff et Soulages, qui descendent de l’Olympe pour lui apprendre à cheminer, avec la perfection en ligne de mire.

 

Ces affinités avec Poliakoff et de Staël ne sont évidemment pas un hasard. On peut déceler un parallèle entre le destin de Poliakoff et celui de Jame Saurel : Poliakoff a fui sa patrie caché sous un train et n’a jamais revu sa famille ; Jame Saurel a lui aussi été contraint de partir. Quant à Nicolas de Staël, c’est la vie qu’il choisit de quitter en pleine apogée, vers une autre lumière ; cette lumière qui est une révélation pour tant d’artistes, dont Soulages, le « peintre du noir » qui se baptise « peintre de la lumière ». Toutefois, la spécificité de Saurel, ne réside pas tant dans le traitement de la lumière mais dans sa constance et son choix raisonné de l’abstraction. La plupart des artistes partent de la figuration pour aboutir à l’abstraction (ou vice versa) avec une évolution de l’expression plastique qui peut partir du mimétisme pour atteindre leur « style », une fois les influences « digérées », donc assumées. Jame Saurel qui doute de tant de choses, a enfanté naturellement des carrés et des lignes qui constituent son univers, avec une famille de formes bien à lui (souvent ses carrés sont empreints de distorsions), constellé de quelques figures fugaces. Son choix rectiligne émane d’une mystérieuse certitude connue de lui seul, l’abstraction est sa demeure à vie, et exprime sa « terra incognita » mieux que toute représentation du réel qui lui est étymologiquement insupportable ; car, pour Jame Saurel, supporter, c’est porter dans ou « sur » l’univers spirituel le poids de la vie, pour la rendre plus légère, plus joyeuse.

 

Des visages traversent sa nuit, lorsque tout est calme. Dans le silence, le parfum des fleurs monte et se transforme en subtiles nuances sur la toile : quelques fulgurances d’orange et de bleu apprivoisent la sévérité d’un gris profond. C’est le moment que l’artiste choisit et aime. Il s’installe dans son atelier au « désordre rangé ». Il peint sans voir les heures défiler, plongé dans un corps à corps avec la matière qui ne lui laisse nul répit. La toile est d’abord préparée, blanchie au gesso, avec les collages et les marouflages ; telle une fiancée, elle attend sa nuit de noces lorsque la couleur va prendre possession d’elle. À ce moment, elle vibre, chante puis explose. Chaque toile est une nouvelle mariée qui accompagne le promis vers une aube radieuse, celle où surgissent la lumière et l’espérance. Jame, dans un geste lent ou fébrile, gratte, superpose, trace un rond ; ce rond qui parsème si souvent ses toiles, c’est la plénitude, la vie portée par la terre, enfantée par la mère. D’autres signes surgissent, insolites, une pince à linge dont l’aspect concret est presque trivial dans un univers où domine l’étrange et le spirituel. Dans le même esprit on voit apparaître des traces de fourchette. Est-ce à dire que les fonctions et les nourritures terrestres sont aussi indispensables à la vie que les nourritures spirituelles ? peut-être. Saurel n’impose rien, il suggère. Il se laisse porter par les événements, les émotions, les souvenirs dont chaque toile est le témoin et il porte sa croix dans la joie car sa peinture le guide vers sa vérité.

 

Brigitte Camus

 

 

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